Monsieur le Ministre,
Les défenseurs des droits de l’homme africains, soussignés, vous interpellent en votre qualité de Ministre de la défense du Sénégal, ancien président et président d’honneur de la Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH).
En effet, et comme tous les esprits épris de liberté, de dignité, d’égalité, de paix et de vie décente, suivons avec une attention particulière l’évolution de la crise politique au Sénégal.
En considérant le bilan relativement lourd et qui fait état de seize (16) morts selon les autorités sénégalaises et au moins trois cents cinquante (350) blessés selon la croix rouge, et plus de cinq cents personnes arrêtées et détenues, nous sommes profondément indignés, préoccupés et très inquiets de la reculade à l’allure vertigineuse du niveau de la démocratie et des droits de l’homme en République du Sénégal, qui était considérée en la matière comme l’un des modèles en Afrique subsaharienne. Le communiqué d’Amnesty International, à n’en pas douter au regard des faits, fait état d’un usage excessif et disproportionné de la force avec des tirs à balles réelles sur les manifestants d’une part, et de la présence de personnes en civil armées aux côtés des forces de défense et de maintiens d’ordre d’autre part.
Tout en exprimant notre compassion au peuple sénégalais, nous ne saurions cacher notre grand étonnement et notre stupéfaction, lorsqu’on sait que le Ministre de la défense du Sénégal que vous êtes, est une icône des droits de l’homme à l’échelle mondiale, connu pour ses nombreuses prouesses à la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme que vous avez eu l’insigne honneur de présider de 2001 à 2007 et dont vous êtes président d’honneur, avant d’être nommé à votre poste actuel de Ministre de la défense et des forces armées du Sénégal. Vous avez aussi tenu les portefeuilles de Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, puis de Ministre des Affaires Etrangères et des Sénégalais de l’Extérieur, tous sous le président Macky Sall.
Nous vous interpellons expressément et de manière péremptoire, et tenons à vous rappeler, comme vous l’avez proclamé de longues années durant, les valeurs intrinsèques que doit véhiculer un défenseur des droits de l’homme, à savoir mettre l’homme au centre de toute préoccupation en préservant son intégrité physique, morale et mentale, car il serait très difficile pour nous d’occulter votre responsabilité, qu’elle soit individuelle ou collective, pénale, politique ou morale, dans le meurtre de ces manifestants, sans compter celle qui pourrait vous incomber dans les atteintes à l’intégrité physique, corporelle et morale, de même
que les arrestations et détentions de masse des sénégalais sortis pour exprimer leurs droits et libertés universellement reconnus et constitutionnellement protégés ; à moins que vous nous confirmiez, par votre position, que dans vos rôles et responsabilités actuelles, ces principes et valeurs sont secondaires et devraient céder face à la seule volonté du président Macky Sall, qui vous a nommé à ce poste, de briguer un troisième mandat contre la constitution du Sénégal, contre la volonté du peuple sénégalais.
Monsieur le ministre,
Nous avons tant de vos discours à vous opposer ; ils sont nombreux qui contredisent la situation que nous vivons actuellement au Sénégal, alors que vous avez le pouvoir de prévenir et au besoin d’empêcher ou de faire cesser. Nous prenons juste sur nous de vous restituer les termes de l’allocution que vous avez prononcée le 25 avril 2011, à Banjul en Gambie, en votre qualité de Président d’Honneur de la FIDH, sur « l’État de la démocratie et des droits de l’Homme en Afrique », lors du « Forum des ONG » précédant la 49ème Session Ordinaire de la Commission africaine des droits de l’Homme et des Peuples (CADHP). Vous déclariez, nous vous citons :
« L’Afrique du Nord, le Maghreb qui ployait sous une chape de plomb a été hermétique à ces changements pendant vingt ans au cours desquels les Libertés étaient cadenassées et les droits des femmes bafoués. Mais l’année 2011 a commencé de manière fracassante. Un coup de tonnerre dans le ciel bleu tunisien et la région arabe s’embrasa. La Révolution du jasmin est en marche. C’est à Sidi Bouzid, une petite ville tunisienne qu’un jeune, Mohamed Bouazizi, brûle sa colère en s’immolant par le feu le 14 décembre 2010. Mort le 17 janvier 2011, son geste désespéré va briser les chaînes d’une jeunesse révoltée contre l’autoritarisme et la dictature. Ces jeunes et ces femmes et les blogueurs seront les héros de cette révolution. Applaudissons-les. Ce sont eux délivrés de leur peur qui feront la révolte. Malgré une répression sanglante du régime dictatorial de Ben Ali, la contestation a gagné tout le pays contraignant le président à fuir.
Retenez-bien : le régime de Ben Ali a duré 23 ans. Il n’aura fallu que 23 jours pour qu’il soit déboulonné grâce à la détermination sans faille des tunisiens qui revendiquaient : liberté, dignité, égalité, vie décente. La Révolution du jasmin va bourgeonner dans le Maghreb, son parfum libérateur va se propager dans le monde arabe, au Bahreïn, au Yémen, en Syrie, en Jordanie,… Et nous humons sa belle odeur en Afrique subsaharienne, au Burkina Faso, à Djibouti… Et jusque dans cette salle qui nous accueille aujourd’hui.
Et vous concluiez avec espoir que :
« Avec notre indignation, avec notre mobilisation et avec notre vigilance, la Liberté vaincra. Utopie ? Optimisme béat ? Que non ! Et alors pourquoi ? Je reviens à Berthold Brecht, l’impertinent, que je vais paraphraser. Un peuple en colère contre son gouvernement peut réussir à le dissoudre. Mais un gouvernement en colère contre son peuple peut-il dissoudre le peuple ? Qu’en pensez-vous ? Cela n’est assurément pas possible. Car le peuple souverain a toujours le dernier mot, le temps fût-il long. Le printemps arabe en est une belle illustration. Le temps de l’espoir est venu. Restons unis et debout », fin de citation.
Tenant cette évidence comme fondée que la liberté, la dignité, l’égalité et la vie décente ne sont pas un discours de mode, et plaçant encore notre foi dans les valeurs humaines inaliénables et non négociables que vous avez naguère défendues, et que nous continuons de défendre, nous, défenseurs des droits de l’homme africains, venons vous interpeller afin que vous preniez toutes les dispositions pour l’ouverture d’une enquête à l’effet de situer les responsabilités et poursuivre les présumés auteurs de ces tueries, des précautions pour protéger les populations afin de leur permettre de s’exprimer librement et pour la libération des manifestants interpellés et détenus.
Pour nous, les autorités sénégalaises ont l’obligation de préserver les acquis des alternances politiques et de faire la promotion des valeurs inhérentes à l’être humain, à son épanouissement et à son développement, plutôt que de vouloir copier les mauvais exemples et les anti-valeurs de certains pays comme le Togo et la côte d’ivoire.
Veuillez recevoir, Monsieur le Ministre, nos meilleures et militantes salutations.
Lomé, le 14 juin 2023,
Ont signé :
Me Célestin Kokouvi G. AGBOGAN, Avocat au Barreau du Togo, Président LTDH / TOGO
M. Bacary GOUDIABY, Journaliste et Écrivain, Président du Collectif des Sénégalais de la Diaspora en France / SÉNÉGAL
M. Monzolouwè B. E. ATCHOLI KAO, Président de ASVITTO / TOGO M. Emmanuel H. SOGADJI, Président de la LCT / TOGO
M. Abdou Khafor KANDJI, Membre de la Coordination du Mouvement Y’EN A MARRE / SÉNÉGAL
M. Serge Martin BAMBARA (Smockey), Porte-parole du Mouvement Balai Citoyen / BURKINA-FASO
Mme Houefa Akpedje KOUASSI, Journaliste blogueuse / TOGO
M. Ferdinand Mensah AYITE, Journaliste / TOGO
M. Zeus Komi AZIADOUVO, Journaliste et Écrivain / TOGO
M. Alphonse D. DIEDHIOU, Administrateur Afrique Solidarité ABSL / SÉNÉGAL M. Laya DJONABAYE, Plate-Forme de Concertation de la Diaspora / TCHAD
M. Kuassi Cisco AMEGAH, Porte-parole du MED / Mouvement EHA-DZIN-Diaspora Togo
Me Alexis IHOU, Avocat au Barreau de Lille / Diaspora TOGO
Me Thierno Souleymane BARRY, Ph.D, Professeur de droit et Avocat / Guinée
M. Sylvain AMOS, Journaliste, Radio Kanal K et Avulete en Suisse, Diaspora TOGO Me Raphaël N. KPANDE-ADZARE, Avocat au Barreau du Togo, PCA MCM / TOGO